“ Je suis née à Budapest en 1922 de parents Juifs non pratiquant. J’ai même été converti au catholicisme au début des années ‘40 pour échapper éventuellement à la montée du nazisme et de l’antisémitisme.
Jeune, je suis curieuse et désire voyager. Je rêve de vivre un jour aux États-Unis; comme l’Institut Curie de Paris donne une formation en chimie qui garantit un emploi aux USA, je convaincs mes parents d’aller y étudier. C’est pourquoi en 1938 et 1939, je me retrouve en pension à Paris pour y poursuivre des cours à la Sorbonne. Je suivrai finalement des cours d’économie.
De retour à Budapest après été évacué vers le Sud de la France en 1939, j’y retrouve mes parents. J’enseigne le français et apprends l’anglais. En 1942, je fais la rencontre de mon mari et le mariage a lieu seulement deux mois plus tard puisque mon mari, un vétérinaire, est mobilisé pour servir avec les troupes allemandes avec lesquelles les Hongrois sont alliées. Son sort est semblable à tous les jeunes juifs professionnels de Budapest : il ira sur le front russe et il sera de la première ligne… En 2ième se trouvent les soldats hongrois et en 3ième ligne, les Allemands. Juste avant son départ, je lui apprends que je suis enceinte. En janvier 1943, mon fils vient au monde. Je m’empresse de le faire baptiser pour le soustraire au nazisme. Les bombes britanniques pleuvent quotidiennement sur la ville. Dès 1942, les parents de mon mari sont déportés. On ne les reverra plus jamais.
Avant 1944, les Juifs hongrois n’avaient pas trop peur. Mais en mars 1944, 11 divisions blindées allemandes entrent dans la ville. C’est l’occupation. Le sort de la communauté juive est incertain. Hitler, pressentant déjà la perte de la guerre, demande à Eichmann d’appliquer rapidement la “ Solution finale ” à la dernière communauté juive d’Europe, les 700,000 Juifs du pays. L’arrivée des Allemands avive l’antisémitisme des Croix Fléchées, ces milices hongroises pro-nazis. Et à cette époque, on avait appris l’existence d’Auschwitz.
Une croix jaune est accrochée à la maison où je vis; j’aurais pu vivre ailleurs étant catholique, mais je reste là en pensant que c’est uniquement là que j’aurai des nouvelles de mon mari, advenant son retour. Mes parents déménagent dans une maison “ Wallenberg ” et seront de la sorte sauvés. Depuis 1942, les Hongrois ont tenté de mettre tous les Juifs dans un ghetto. Mais en 1944 et 1945, Wallenberg a mis des drapeaux suédois sur plusieurs maisons, les déclarant propriété du gouvernement suédois. Il y entassait le plus de juifs possible. Tout le monde voulait aller dans une de ces maisons.
Chaque jour, les Allemands sortaient des Juifs des maisons avec des étoiles jaunes pour les envoyer dans les camps de la mort. 35,000 Juifs ont été déportés dans des camps de travail en banlieue et 70,000 ont trouvé la mort dans les “ marches de la mort ” vers les camps.
Le 8 novembre, les Allemands ordonnent à 2500 d’entre nous d’entreprendre une “ marche ” vers les camps via l’Autriche. La marche est la seule façon de circuler, les bombardements ayant coupé les liens ferroviaires. J’ai le réflexe de laisser mon fils de 2 ans dans la maison…
Nous marchons, entourés de soldats qui tirent à bout portant sur ceux qui ne suivent pas le rythme de la marche. Une centaine mourront devant moi. Nous marchons du matin au soir. Il fait froid. Nous n’avons aucune nourriture. Mes pieds saignent. Le soir, on nous entasse dans des enclos pour les animaux et nous dormons à même le sol. Et je pense sans cesse à mon fils. Je me rassure en me disant que mes parents vont venir le chercher… Et je cherche un moyen de fuir la marche. Je sais que je ne peux revenir en arrière puisqu’une autre marche suivra et qu’on me fusillera.
Au bout de la 3ième journée, j’ai pris la main de mon amie Éva et je lui ai dit : “ Nous devons nous échapper ”. Le soir au moment d’entrer dans l’enclos, nous nous sommes placées à la fin de la marche. Il faisait nuit noire. Juste avant d’entrer dans l’enclos, nous nous sommes faufilées vers l’autre côté de la route et nous nous sommes cachées dans une grange. Entendant des pas, nous avons pris la chance de demander de l’aide. Il s’agissait heureusement de juifs qui travaillaient dans des camps à proximité et qui voulaient voir si leurs femmes et leurs enfants étaient de la marche… Dans le noir, on court vers leur camp; on se lave et on mange un peu. Le lendemain, ils nous ont indiqué la direction pour retourner à Budapest. Nous faisons du charme à des soldats hongrois et ils nous cachent sous leur siège de train. Dans le brouhaha de l’arrivée, nous nous faufilons.
Dans Budapest, je me rends chez un oncle policier qui m’offre le gîte pour la nuit, non sans avoir terriblement peur. Je ne dors pas. Le lendemain, je me rends chez l’ex-employée de mon mari; elle me fait prendre l’identité de sa fille suicidée à 18 ans. Je suis allée chercher mon fils chez parents et j’ai trouvé refuge dans une villa de la Croix Rouge. En février 1945, les Allemands, sachant que les Soviets sont déjà dans la partie Pest de la ville, amènent leurs femmes et leurs enfants dans cette villa. Il est très dur de vivre avec ce groupe… La tension est extrême dans cette maison du côté Buda de la ville. Les Allemands font sauter leurs locaux. Le lendemain, je me sauve pour traverser du côté Pest : tous les ponts ont été dynamités.
Après des heures de marche, je trouve un pont à l’extrémité de la ville. Les soldats russes ne laissent passer personne. Un d’entre eux me prend finalement en échange de ma montre. Il nous cache mon fils et moi dans des couvertures et nous fait traverser dans son tank. Il nous confie à une famille en nous disant qu’il reviendra à la nuit tombée. La famille nous apprend que les soldats amènent des femmes ici pour les violer. Je savais qu’avec les Russes, une 2ième guerre commençait, qu’ils étaient aussi antisémites que les Allemands, qu’un occupant est semblable à un autre… Un officier russe arrive et nous interroge. Il est sûr que je suis une espionne. Il me donne 2 heures pour me donner une liste de noms sinon il me viole de même que tout son régiment devant mon fils… L’autre soldat est revenu à la fenêtre durant l’ultimatum: je lui ai demandé son arme pour me tuer. Il a finalement pris ma montre et nous a sortis par la fenêtre. J’ai alors marché en zombie vers la maison de mes parents; je ne me rappelle plus de rien. Je me suis réveillée d’un coma 2 jours plus tard. J’étais chez mes parents, et mon fils était enfin sauf. Du moins pour le moment.
Deux mois plus tard, mon mari revenait du camp de Buchenwald, très aminci, mais vivant.
Pour rester près de nos proches, nous décidons de demeurer à Budapest. Le régime communiste semble offrir une certaine vision de l’avenir qui nous plait. Mais nous déchantons rapidement. Je travaille quelques années comme haut fonctionnaire de la santé et de la famille; or je comprends vite que le plan quinquennal est de la frime, que tout notre argent va à la mère patrie qui est en guerre contre la Corée. Il nous a fallu attendre la Révolution hongroise d’octobre 1956 pour espérer sortir de ce pays ingérable. Mais les Russes envahissent le pays en novembre pour mâter la Révolution. Quelques jours plus tard, mon mari et mon fils sortent de Hongrie pour se rendre à Londres où habite la sœur de Paul. Je suivrai quelques jours plus tard avec absolument rien. Après un bref séjour dans un camp de réfugiés de la Croix-Rouge en Autriche, je rejoins mon mari à Londres. Un an plus tard, nous arriverons au Canada, un pays que nous avons choisi parce qu’il n’y a pas de service militaire obligatoire pour notre fils…”
Un documentaire de 52 minutes
Diffusé sur TV5
©PRODUCTIONS RIVARD INC.
MARS 2006
EXTRAITS DU RAPPORT DE RECHERCHE